-"Qu'est ce que pour vous le métier d'ingénieur?"
J'ai posé cette question (bateau? ) des dizaines de fois au cours des quelques dernières années aux candidats à l'admission à l'école d'ingénieur où je travaillais. Le plus souvent (presque toujours) j'entendais la réponse (bateau? ) :
-"Euuuhhh... l'ingénieur est celui qui dirige une équipe".
En essaynt de creuser un peu, la question suivante :
-Oui, mais concrètement, comment vous vous représentez le travail d'un ingénieur, ces missions, ses responsabilités? "
-"Euuhhhh....". Néant.
Enfin, dernière tentative :
- Et pourquoi avez vous sélectionné notre école, qu'est ce qui vous plaît dans la formation?
- Son caractère généraliste: j'ai très peu d'idées sur ce que je voudrais choisir comme spécialité, alors je voulais encore attendre pour décider.
Questions bateau, réponses bateau? Oui et non. Je trouve que ce manque d'imagination chez les jeunes candidats sur ce qui sera leur métier trois ans plus tard est symptomatique. Il est le reflet d'une tendance de société de plus en plus visible et lourde de conséquences:
l'ingénieur n'est plus un métier, c'est un statut social.
Suivons un peu le parcours de notre "candidat-bateau" vers son futur métier.
Lycée. "Tu te débrouilles en maths? Fais une terminale S, tu pourras faire ce que tu veux après". Va pour la terminale S.
Bac. Travailles bien tes maths, tu pourras devenir ingénieur. Ingénieur de quoi? Tu verras. Pour l'instant, travailles bien tes maths pour avoir une bonne prépa. Si tu veux t'en sortir, il faut être ingénieur. Si tu as un bon diplôme, il y a toujours du boulot et un bon salaire.
Prépa. Voilà! Enfin, la grande vie! En route pour devenir ingénieur! Mais ce n'est pas en prépas qu'on apprend ce que c'est. On y apprend surtout à passer le concours!
Concours. On s'inscrit à des paquets d'écoles et, une fois les examens passés, on ne choisit pas le métier mais les écoles qu'on a "eus"!
École. Ouf! Fini le bachotage des concours! Ou est ce qu'on apprend à diriger une équipe?
Notre candidat suit le parcours avec l'idée qu'il a de ce que doit être un ingénieur: un manager. Alors, les maths, la physique, les domaines techniques, ne lui semblent pas être utiles dans son futur métier. C'est technique, c'est difficile et inutile! A quoi bon? Ce n'est pas la compétence technique qu'il est venu chercher. Bon élève, il suit des cours, même s'il est persuadé qu'il n'en fera rien plus tard de ce que ces cours racontent. Tout simplement parce que ça a toujours été comme ça, les études: on passe des examens pour passer en année supérieure et à la fin on a le diplôme! C'est le système!
Une fois le diplôme à la main, on choisit l'entreprise. Et l'entreprise choisit les diplômes! Ce n'est pas la maîtrise technique de l'ingénieur qui compte, c'est le diplôme! C'est le système!
Et voilà, une fois dans l'entreprise, notre jeune ami a un bon statut, et pas de métier. Il se retrouve face à des technologies qu'il ne connaît que de loin et sans compétence technique suffisante pour se construire une expertise dans le domaine associé à son poste. Il passera plus de 30 pour cents de son temps en réunions à brasser du vent le plus souvent. Il prendra des décisions critiques sur des projets qu'il "manage", inconscient des responsabilités techniques qui pèsent réellement sur lui.
Oui, je sais, ce tableau est très noir. Oui, ils ne sont pas tous comme ça! Heureusement! Mais le phénomène que je dénonce ici est à prendre au sérieux: l'expertise technique est de plus en plus marginalisée dans l'entreprise par les effets de bord du système qui favorise le diplôme avant la compétence réelle et le statut avant le métier.
Ça me fait penser au roman "L'île au trésor" de Robert Louis Stevenson. Sur la route vers le trésor du Capitaine Flint, le chef des pirates, Silver, doit persuader ses camarades de ne pas se découvrir trop tôt et ne pas chercher à prendre le contrôle du bateau avant d'arriver sur l'île. Son argument?
"Nous sommes de de bons matelots, capables de suivre une route sur la mer mais incapables de l'établir! Sans le capitaine, nous sommes perdus!".
Et bien, notre société semble oublier qu'un ingénieur qui dirige une équipe est comme le capitaine qui dirige un bateau. Il n'est pas seulement un bon manager d'équipe. Il est celui qui sait où aller!
Excellente réflexion ! Même si tu le tableau que tu dresses est relativement noir, il correspond à ma connaissance à au moins 80 % des parcours prépas CPGE de l'école que nous avons tous les deux en tête.
RépondreSupprimerMalheureusement il ne s'agit pas d'une école en particilier mais de la formation d'ingénieur en général. Je vois un lien étroit entre ce phénomène et le rapport de notre société au savoir. J'y reviendrai sûrement dans mes prochains billets.
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