lundi 7 décembre 2009

Les distributions: mathématiques abstraites ou appliquées?

En préparant mes cours sur les EDP je suis tombée sur une étude très intéressante de J.-M. Kantor. Elle concerne un épisode de l'histoire récente des mathématiques : l'invention des distributions. Il y a de nombreux enseignements à tirer de cette histoire. Je vais la résumer ici en quelques mots.

Les premières pierres de la théorie des distributions ont été posées par Sergei Sobolev (1908-1989), grand mathématicien russe. C'est en 1934 que Sobolev évoque pour la première fois des solutions généralisées d'une équation aux dérivées partielles hyperbolique. La motivation première de son invention est issue des applications pratiques des équations différentielles qu'il étudie. Dans les travaux qui ont suivi entre 1935 et 1939 Sobolev définit la notion de fonctions généralisées, indépendamment des équations différentielles, comme des fonctionnelles linéaires et continues. Il développe les premières propriétés de ces nouveaux objets mathématiques. Et puis, plus rien pendant dix ans. Pendant cette période Sobolev a disparu de la scène scientifique en laissant la théorie des distributions inachevée. On apprendra plus tard qu'entre 1943 et 1953 Sobolev, comme beaucoup de scientifiques à l'Est et à l'Ouest, a travaillé sur le projet de la bombe atomique.

C'est en France, après la guerre, que les idées de Sobolev ont été reprises par Laurent Schwartz, élève de Haramard. Il a un regard tout à fait différent sur l'idée de fonctions généralisées. Il y voit l'occasion d'appliquer à l'analyse toute la théorie des espaces vectoriels topologiques, de marier enfin pour de bon l'algèbre et l'analyse. Grâce à cette idée dé génie, Laurent Schwartz complète entre 1945 et 1950 la construction de la théorie des distributions, en y définissant en particulier la transformée de Fourier. Le théorème des noyaux, annoncé au Congrès International de 1950 à Cambridge lui vaut la médaille Fields, la plus haute distinction scientifique pour les mathématiciens.

Lorsque la médaille Fields a été décernée à Laurent Schwarz pour le développement de la théorie des distributions, le nom de Sobolev n'a même pas été évoqué dans les discours. La "paternité" de cette invention a été reconnue à Laurent Schwartz. Il a fallu attendre jusqu'aux années 60 pour que le rôle fondamental joué par Sobolev dans cette découverte soit enfin reconnu.

L'un des enseignement de cette histoire concerne deux visions différentes des mathématiques dont la théorie des distributions a profité à sa naissance. La première est ici représentée par l'école mathématique russe. Les mathématiciens russes ont toujours eu le souci de développer des théories pour le bien commun, pour le progrès de l'humanité. La valeur principale des mathématiques était pour eux dans leur capacité à résoudre des problèmes concrets de la vie, des sciences, des techniques. C'est dans cet esprit que les solutions généralisées des équations différentielles ont été inventées. La seconde vision est apportée ici par l'école mathématique française, imprégnée au XXème siècle par les travaux de Bourbaki. Selon Jacobi, les mathématiques servent surtout " pour l'honneur de l'esprit humain". Leur force principale est l'universalité, la généralité. C'est dans cet esprit qu'ont été entrepris de grands travaux de recherche pour "algébriser l'analyse" (expression de J.-M. Kantor) et dont font partie les travaux de Laurent Schwartz sur les distributions.

Ainsi cette histoire, parmi tant d'autres!, nous donne au moins deux réponses à la question que j'entends si souvent de la part de mes élèves: "mais à quoi ça sert, toutes ces maths? ". Ca peut servir à résoudre un tas de problèmes différents, allant d'un moteur de recherche sur Internet, à la compression des images, en passant par la construction de ponts, d'avions, de voitures. Et ça sert aussi à donner toute sa force à l'esprit dans son insatiable envie d'inventer, de créer, de progresser.

Mais il y a des choses auxquelles les mathématiques ne peuvent et ne doivent pas servir, malgré tendances et les pratiques courantes:
  • les mathématiques ne servent pas à acheter les tomates au marché
  • les mathématiques ne doivent pas servir à trier les têtes des jeunes dans les lycées
J'en reparlerai surement un jour...




6 commentaires:

  1. Vraiment passionnant, cet article. Ca me donnerait presque envie de me replonger dans certains bouquins bien rebutants de l'époque de ma prépa agreg !
    Et j'attends effectivement avec impatience des articles sur les tomates ou le tri des têtes...

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  2. Je suis ravie de vous lire :) et Impatiente de lire ces prochains épisodes !

    anonymette

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  3. merci, c'est très encouragent!

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  4. La conclusion est sublime, merci pour ce rayon de soleil dans ma journée.

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